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 Barbe Bleue

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LastxFriday
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LastxFriday


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MessageSujet: Barbe Bleue   Barbe Bleue Icon_minitimeLun 13 Aoû - 17:19

IL étoit une fois un homme qui avoit de belles maisons à la ville & à la campagne, de la vaisselle d'or & d'argent, des meubles en broderies, & des carrosses tout dorés. Mais, par malheur, cet homme avoit la barbe bleue: cela le rendoit si laid & si terrible, qu'il n'étoit ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui.

Une de ses voisines, dame de qualité, avoit deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, & lui laissa le choix de celle qu'elle voudroit lui donner. Elles n'en vouloient point toutes deux, & se le renvoyoient l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtoit encore, c'est qu'il avoit déjà épousé plusieurs femmes, & qu'on ne savoit ce que ces femmes étoient devenues.

La Barbe-Bleue, pour faire connoissance, les mena, avec leur mère & trois ou quatre de leurs meilleures amies, & quelque jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours entiers. Ce n'étoit que promenades, que parties de chasse & de pêche, que danses & sestins, que collations: on ne dormoit point & on passoit toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres; enfin tout alla si bien que la cadette commença à trouver que le maître du logis n'avoit plus la barbe si bleue, & que c'étoit un fort honnête homme. Dès qu'on fût de retour à la ville, le mariage se conclut.

Au bout d'un mois, la Barbe-Bleue dit à sa femme qu'il étoit obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence; qu'il la prioit de se bien divertir pendant son absence; qu'elle fît venir ses bonnes amies; qu'elle les menät à la campagne, si elle vouloit; que partout elle fît bonne chère. «Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles; voilà celles de la vaisselle d'or & d'argent, qui ne sert pas tous les jours; voilà celles de mes coffres-forts où est mon or & mon argent; celles des cassettes où sont mes pierreries, & voilà le passe-partout de tous les appartemens. Pour cette petite cles-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas: ouvrez tout, allez partout; mais, pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer, & je vous le défends de telle forte que, s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère.»

Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venoit d'etre ordonné, & lui, après l'avoir embrassée, monte dans son carrosse, & part pour son voyage.

Les voisines & les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyat querir pour aller chez la jeune mariée, tant elles avoient d'impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n'avant osé y venir pendant que le mari y étoit, à cause de sa barbe bleue, qui leur faisoit peur. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles & plus riches les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvoient assez admirer le nombre & la beauté des tapisseries, des lits, des sophas, des cabinets, des guéridons, des tables & des miroirs, où l'on se voyoit depuis les pieds jusqu'à la tete, & dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent & de vermeil doré, étoient les plus belles & les plus magnifiques qu'on eût jamais vues. Elles ne cessoient d'exagérer & d'envier le bonheur de leur amie, qui, cependant, ne se divertissoit point a voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avoit d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas.

Elle fut si pressée de sa curiosité, que, sans considérer qu'il étoit malhonnête de quitter sa compagnie, elle y descendit un petit escalier dérobé, & avec tant de précipitation qu'elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois. Etant arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son mari lui avoit faite, & considérant qu'il pourroit lui arriver malheur d'avoir été désobéissante; mais la tentation étoit si forte, qu'elle ne put la surmonter: elle prit donc la petite clef, & ouvrit en tremblant la porte du cabinet.

D'abord elle ne vit rien, parce que les fenetres étoient fermées. Après quelques momens, elle commenca à voir que le plancher étoit tout couvert de sang caillé, & que, dans ce sang, se miroient les corps de plusieurs femmes mortes, & attachées le long des murs: c'étoit toutes les femmes que la Barbe-Bleue avoit épousées, & qu'il avoit égorgées l'une après l'autre. Elle pensa mourir de peur, & la clef du cabinet, qu'elle venoit de retirer de la serrure, lui tomba de la main.

Après avoir un peu repris ses sens, elle ramassa la clef, referma la porte, & monta à sa chambre pour se remettre un peu; mais elle n'en pouvoit venir à bout, tant elle étoit émue.

Ayant remarqué que la clef du cabinet étoit tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois; mais le sang ne s'en alloit point: elle eut beau la laver, & même la frotter avec du sablon & avec du grès, il demeura toujours du sang, car la clef étoit fée, & il n'y avoit pas moyen de la nettoyer tout à fait: quand on ôtoit le sang d'un côté, il revenoit de l'autre.

La Barbe-Bleue revint de son voyage dès le soir même, & dit qu'il avoit reçu des lettres, dans le chemin, qui lui avoient appris que l'affaire pour laquelle il étoit parti venoit d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle étoit ravie de son prompt retour.

Le lendemain, il lui redemanda les clefs; & elle les lui donna, mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce qui s'étoit passé. «D'où vient, lui ditil, que la clef du cabinet n'est point avec les autres?--Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut sur ma table.--Ne manquez pas, dit la Barbe-Bleue, de me la donner tantôt.»

Après plusieurs remises, il fallut apporter la clef. La Barbe-Bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme: «Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef?--Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pale que la mort.--Vous n'en savez rien! reprit la Barbe-Bleue; je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet! Eh bien, madame, vous y entrerez & irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues.»

Elle se jeta aux pieds de son mari en pleurant, & en lui demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir, de n'avoir pas été obéissante. Elle auroit attendri un rocher, belle & affligée comme elle étoit; mais la Barbe-Bleue avoit le coeur plus dur qu'un rocher. «Il faut mourir, madame, lui dit-il, & tout à l'heure.--Puisqu'il faut mourir, répondit-elle en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu.--Je vous donne un demi-quart d'heure, reprit la Barbe-Bleue; mais pas un moment d'avantage.»

Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa soeur, & lui dit: « Ma soeur Anne, car elle s'appeloit ainsi, monte, je te prie, sur le haut de la tour pour voir si mes frères ne viennent point: ils m'ont promis qu'ils me viendroient voir aujourd'hui, &, si tu les vois, fais leur signe de se hâter.» La soeur Anne monta sur le haut de la tour; & la pauvre affligée lui crioit de temps en temps: «Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?» Et la soeur Anne lui répondoit: «Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, & l'herbe qui verdoie. »

Cependant, la Barbe-Bleue, tenant un grand coutelas à sa main, crioit de toute sa force à sa femme; «Descends vite, ou je monterai là-haut.--Encore un moment, s'il vous plaît,» lui répondoit sa femme; & aussitôt elle crioit tout bas: «Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?» Et la soeur Anne répondoit: «Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, & l'herbe qui verdoie.»:

«Descends donc vite, crioit la Barbe-Bleue, ou je monterai là-haut.--Je m'en vais,» répondoit la femme; & puis elle crioit: «Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?--Je vois, répondit la soeur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci...--Sont-ce mes frères?--Hélas? non, ma soeur: c'est un troupeau de moutons...--Ne veux-tu pas descendre? crioit la Barbe-Bleue.--Encore un moment,» répondoit sa femme; & puis elle crioit: «Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?--Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté-ci, mais ils sont bien loin encore.--Dieu soit loué! s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères. Je leur fais signe tant que je puis de se hâter.»

La Barbe-Bleue se mit à crier si sort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, & alla se jeter à ses pieds tout épleurée (1) & tout échevelée. «Cela ne sert de rien, dit la Barbe-Bleue; il faut mourir.» Puis, la prenant d'une main par les cheveux, & de l'autre levant le coutelas en l'air, il alloit lui abattre la tête. La pauvre femme, se tournant vers lui, & le regardant avec des yeux mourans, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir. «Non, non, dit-il, recommande-toi bien à Dieu;» & levant son bras... Dans ce moment, on heurta si sort à la porte que la Barbe-Bleue s'arrêta tout court. On ouvrit, & aussitôt on vit entrer deux cavaliers, qui mettant l'épée à la main, coururent droit à la Barbe-Bleue.

(1) C'est la leçon de l'édition originale.

Il reconnut que c'étoit les frères de sa femme l'un dragon & l'autre mousquetaire, de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se fauver; mais les deux frères le poursuivirent de si près qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, & le laissèrent mort. La pauvre femme étoit presque aussi morte que son mari, & n'avoit pas la force de se lever pour embrasser ses frères .

Il se trouva que la Barbe-Bleue n'avoit point d'héritiers, & qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa soeur Anne avec un jeune gentilhomme dont elle étoit aimée depuis longtemps; une autre partie à acheter des charges de capitaines à ses deux frères, & le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avoit passé avec la Barbe-Bleue.

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